On a coutume de dire que Ferruccio Lamborghini a créé sa marque après un gros différend avec Enzo Ferrari. On sait moins qu’il ne serait pas le premier à avoir livré telle réplique. Il a en effet très certainement été précédé par un ingénieur espagnol, Wilfredo Ricart. Brillant motoriste, celui-ci en effet souvent été à l’avant-garde, concevant par exemple un moteur à 4 soupapes par cylindres dès les années 20, créant une voiture de course très efficace, la Ricart 226, ou œuvrant chez le prestigieux constructeur Hispano-Suiza. Beau CV, non ?
Alors qu’il a fui la guerre civile espagnole de 1936, cela lui permet d’entrer chez Alfa Romeo, où, nommé directeur des études spéciales, il conçoit des moteurs d’avion. Ensuite, il se retrouve dans l’écurie de course du Biscione, après que celui-ci l’a rachetée à Enzo Ferrari. En conséquence, Ricart se retrouve à travailler avec le Commendatore, avec qui les relations sont exécrables à tel point que ce dernier part avec fracas en 1938. Ferrari aime les solutions fiables qui fonctionnent, Ricart la sophistication extrême… Il concevra en 1939 la très sophistiquée Alfa Romeo 512 de course, à moteur central, qui sera victime de la Seconde Guerre Mondiale…
Après les hostilités, Ricart retourne en Espagne et après un détour par la filiale de Studebaker, prend la direction de l’ENASA, Empresa Nacional de Autocamiones SA, créée en 1946 sur les décombres de filiale espagnole d’Hispano-Suiza pour notamment fabriquer les camions Pegaso. Il parvient aussi à obtenir des fonds substantiels du gouvernement afin de concevoir la voiture ultime qui deviendrait la vitrine technologique de l’Espagne (ça a dû plaire à Franco).
C’est la Pegaso Z-102, bardée de solutions de pointe, qui crée une petite sensation lorsqu'elle est présentée au salon de Paris de 1951. Ferrari n’a qu’à bien se tenir ! Surtout que la presse se fend de commentaires enthousiastes : « le joyau le plus pur de la mécanique automobile » écrit l’Automobile Magazine.
De plus, pendant que Ferrari produit des autos à la suspension très basique (essieu arrière rigide, ressorts à lames), Ricart fait exactement ce qu’il aime : il plonge dans l’hyper-technologie, dotant la Z-102 d’un essieu arrière De Dion semi-indépendant, alors très avancé. Une peccadille toutefois, face au monument trônant sous le capot : un V8 à 4 arbres à cames en tête, réalisé tout en alliage et doté d’un carter sec.
Ce 2,5 l développe 180 ch dans version S, la plus musclée, soit une puissance spécifique de 72 ch/l, très inhabituelle pour un bloc atmosphérique de voiture de route à l’époque. La boîte, à 5 rapports s’il vous plaît, s’installe à l’arrière, pour une meilleure répartition des masses. Avec sa démultiplication finale la plus longue, elle permet à la Pegaso de pointer à 230 km/h. En clair, ce monument technologique est la voiture de tourisme la plus rapide du monde ! Mais ce n’est pas tout : elle se pare aussi d’un habitacle soigné, doté par exemple d’un volant réglable en hauteur.
Si la carrosserie usine, certes moderne avec son look « ponton », manque d’élégance, les acheteurs peuvent faire habiller la voiture chez Touring, et la personnaliser exactement comme il s le souhaitent. Seulement, cela grève encore un prix déjà colossal et tout à fait malvenu dans une Espagne alors très pauvre et autarcique. Résultat, les ventes ne décollent pas. Plus grave, alors que l’auto demeure plutôt méconnue, elle ne peut compter sur la compétition, faute de fonds, pour acquérir la notoriété qui lui manque, exactement le contraire des Ferrari.
Elle est certes engagée dans des courses prestigieuses, comme les 24 Heures du Mans, mais son manque de développement l’empêche de se montrer compétitive, voire de terminer ! Par ailleurs, elle bat un record de vitesse sur l’autoroute belge de Jabbeke, à 241 km/h en 1953. Seulement, elle était dotée d’un compresseur, donc ne correspondait pas au modèle commercialisé et le record ne sera pas homologué.
Aussi, si la Z-102 est l’auto la plus moderne et rapide du monde, personne ne le sait et elle rate son coup, celui d’être une locomotive pour la firme de camions Pegaso. Si une variante Z-103, simplifiée et donc moins chère, est lancée, elle ne sera vendue qu’à une poignée d’exemplaires. L’ENASA stoppe les frais en 1958 et remercie Ricart en 1959 (il s’établira par la suite comme consultant). Le fait que la Z-102 soit presque entièrement produite en Espagne, peu portée sur l'export et la mise en place d'un vrai réseau de distributeurs, ne l’a pas non plus aidée.
84 Pegaso Z-102 auraient été fabriquées, majoritairement habillées chez Touring et Saoutchik, ce qui reste anecdotique. Dommage. Ricart se préoccupait trop de technologie et pas assez de rentabilité, donc manquait de pragmatisme en matière automobile… Exactement le contraire d’Enzo Ferrari en somme, mais là, pour le pire.