Un record du monde
Le 20 juin dernier, la maison française de ventes aux enchères Aguttes adjugeait une Citroën 2CV Charleston rouge 1990, immatriculée, mais quasi neuve (39km) pour la somme de 47 560 €. Une auto estimée entre 35 et 55 000 €, sachant que ce modèle convoité en bon état d’usage se négocie autour de 1 500€. Le prix final traduisait l’attrait pour la rareté d’un véhicule de 30 ans n’ayant pas roulé. Le résultat avait néanmoins surpris d’autant que… la voiture ne démarrait pas et ne disposait d’aucun contrôle technique.
Cette vente exceptionnelle allait cependant avoir des suites, car d’autres Charleston 1990 encore plus neuves allaient être dispersées par cette même maison Aguttes, d’abord le 31 août où une autre version rouge, non immatriculée avec seulement 9 km au compteur, était cette fois vendue 120 000 € (près de 142 000 € avec les frais). Puis, le 19 septembre, deux autres, une rouge (avec 18 km) et une grise (9 km), vendues respectivement 120 000 € et 108 000 €.
Spéculation ou passion ?
Ces trois 2CV appartenaient au même vendeur qui les avait acquises neuves sans jamais les utiliser, conservant tous leurs fluides d’origine et même l’air des pneus. Leur faible kilométrage ne résultait que des roulages de contrôle effectués alors à l’usine. Conservées en bon état, mais n’ayant pas roulé, leur redémarrage éventuel imposera des opérations de mécanique appropriées et un changement de pièces flexibles. On peut s’interroger sur les motivations du premier propriétaire : spéculation ou passion irraisonnée ? Quoi qu’il en soit, le résultat est pour le moins spectaculaire.
Certes, la 2CV est une icône automobile mais, même en série limitée comme la Charleston, elle reste une automobile de grande diffusion, et de genre populaire. Seule la rarissime version Sahara 4 roues motrices à deux moteurs détient le record absolu pour une 2CV : 172 840 € (Vente Arcurial – Rétromobile Février 2016).
On peut à la rigueur comprendre la cote d’une Sahara tant ce modèle est rare et atypique, mais les prix des trois Charleston a pour le moins étonné les amateurs comme les experts, y compris Aguttes… Fabien Hardy soulignait d’ailleurs dans son article du 24 septembre dans l’Automobile que le prix de la Charleston à 120 000 €, "dépassait, et de loin, l’entendement…". Effectivement, il semble déraisonnable de payer une 2 CV neuve, à remettre de toutes façons en état, au prix d’une Jaguar Type E ou d’une Porsche 356 restaurée prêtes à voyager. Et si on s’en tient aux Citroën, on trouve de belles Tractions à 15 000 €, des DS refaites à 30 000 € et des SM à 60 000 €. On pourrait donc toutes les avoir pour le prix d’une Charleston neuve et disposer encore d’un capital pour les entretenir.
Le graal des vieilles voitures neuves
Il est paradoxal de collectionner les anciennes automobiles sur le seul critère qu’elles n’aient pas été utilisées. Non seulement elles doivent être remises en état de rouler, et donc perdre de leur authenticité, ou alors demeurer inertes pour préserver leur faible kilométrage. Dès lors, elles ne roulent pas, ou peu, et perdent ainsi leur fonction première d’automobile. Elles deviennent des curiosités de musée, témoignage d’un temps révolu. Certes, l’intérêt historique est indéniable, mais il peut aussi se révéler dans une automobile jamais restaurée, en état d’origine, avec sa patine du temps, ce qui lui confère un charme inimitable par la plus belle des restaurations. Ces voitures d’origine sont d’ailleurs également très convoitées et atteignent des prix parfois supérieurs à un modèle identique refait à grand frais.
Pour autant, la différence entre une auto absolument neuve, n’ayant pas roulé, et une autre préservée mais nantie d’une histoire, est grande aux yeux des collectionneurs. La première représente le graal absolu. Ceux qui recherchent des véhicules anciens neufs constituent une catégorie à part. Leur obsession du "neuf" confine à une sorte de folie qui les conduit à dépenser des sommes astronomiques pour des voitures qu’ils n’utiliseront pas.
Certains achètent la première ou la dernière d’une production pour la conserver en l’état ; d’autres se manifestent lorsque l’une d’entre elles apparait sur le marché. A chaque fois, des records de prix sont pulvérisés. Cette forme de collection est relativement courante aux Etats-Unis ou quelques musées ou collections privées se flattent de posséder de telles raretés. En Europe, le phénomène est plus marginal. Quelques particuliers placent leur auto neuve dans un salon plutôt que dans un garage. C’est le cas de l’acquéreur de la première Charleston vendue en août, initialement destinée à une maison de campagne, mais finalement promise à demeurer inerte.
La rareté, surtout quand elle atteint des prix très élevés, incite les collectionneurs à la conservation sans risque. Cette prudence conduisant à ne pas utiliser une automobile se rencontre aussi chez quelques propriétaires de véhicules historiques de compétition. Ils veulent pouvoir s’adonner au loisir des courses automobiles, mais conscients des enjeux et risques d’accident, voire de destruction, préfèrent utiliser des copies ou répliques. Bien qu’identiques à l’œil, il ne s’agit pas de "la vraie", et le caractère historique peut dès lors sembler trompeur. Mais sans cet artifice, il n’y aurait plus de Ferrari 250, Porsche 917 ou Jaguar D à plusieurs dizaines de millions d’euros sur une piste. C’est aussi une manière de protéger un patrimoine inestimable en lui conférant un statut d’œuvre d’art.
Tels des tableaux ou des sculptures, l’automobile est alors détournée de sa vocation première pour devenir une œuvre d’art contemporain. Finalement, le prix payé est relativement bas comparé aux autres marchés de l’art…
L’art automobile
Il existe depuis longtemps, au moins une cinquantaine d’années, lorsque le commissaire-priseur Hervé Poulain a créé les art-cars en 1975 en sollicitant Alexandre Calder pour peindre sa BMW de courses, puis les années suivantes, d’autres artistes du pop-art (Warhol, Lichtenstein, Koons, etc) pour décorer ses voitures courant les 24h du Mans (toujours des BMW). Cet esthète a été aussi l’un des pionniers des ventes "d’automobilia", c’est-à-dire des objets en lien avec l’univers automobile : mascottes de radiateur, moteurs, plaques émaillées, badges de calendre, affiches, documents… Aujourd’hui, les amateurs sont nombreux, chinant des porte-clefs ou des bidons d’huiles à quelques euros, à des morceaux de voitures de courses ou des moteurs à plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’euros.
Ces objets ne sont plus utilisés pour ce qu’ils sont mais ornent des vitrines, ou bien sont transformés en tableaux ou mobilier.
Il n’est donc pas si surprenant de constater que quelques collectionneurs vont jusqu’à transformer une automobile en objet immobile servant de décoration. La voiture ainsi détournée de son usage premier suscite une émotion différente, stimulant l’imaginaire autant que flattant le regard. On peut déplorer que des pièces pouvant servir à la restauration d’un véhicule appelé à rouler, ou que des automobiles neuves, soient ainsi "dévoyées", mais telle est la communauté des amateurs d’automobile ancienne, dans sa diversité et dans sa façon d’assouvir sa passion.